AGNES VIOLEAU
Les bords de scène, 2019

(Ludwig Wittgenstein)
Le monde est la totalité des faits, non des choses.

Aurélie Haberey (1974, Boulogne-Billancourt) développe un travail processuel dont les formes se déclinent et se posent de diverses manières. Combinant installation, film, photographie, performance, sa pratique distille les notions de seuil, d’apparition, de cadrage, de motif, d’espace scénique. Mettant en œuvre littéralement le processus d’exposition, le travail prend pour point de départ différents systèmes de construction et déconstruction de l’image, du réel et ses détours.

La grande tradition du paysage se trouve convoquée chez Aurélie Haberey, par l’usage d’une multiplicité de médiums et techniques lui permettant de travailler le motif et la forme jusqu’à disparition. Dans ses premières œuvres déjà, le fragmentaire (du corps, du paysage et de l’architecture, mais aussi de la narration) était présent en première ligne au même titre que la notion d’espace à habiter. Ainsi dans sa performance « Puissance et désinvolture » (2016), Aurélie Haberey invite-t-elle le public à partager l’expérience d’un assemblage d’images projeté dans sa construction aléatoire, depuis lequel un paysage tend à émerger. L’artiste réactive des photographies de collage réalisés à partir de l'installation antérieure « Le long d’un paysage connu II » (2014). Déplacer le regard, rejouer le motif jusqu’à épuisement, déconstruire les repères spatio-temporels sont autant de tentatives, d’images en potentiel, d’illusions proposées. Dans le film « Les répétitions de Marlène (Heidi’s Four Baskets Dances de Mike Kelley) » (2018), c’est le corps qui fait paysage, il se meut dans l’image en une chorégraphie furtive.

Aurélie Haberey réaménage perceptions et perspectives pour ouvrir un espace dans l’espace, un chevauchement du regard, celui d'une économie où la seule valeur d'échange est le geste. L’artiste déploie un même mode opératoire dans ses premiers et ses plus récents travaux où le recouvrement d’images épurées à leur plus simple signifiant, allant parfois jusqu’à l’autocitation, prennent une toute autre envergure. Non plus seulement l’image cadrée vient-elle donner une temporalité au lieu qui se trouve à l’arrêt, sorti du réel, mais crée une situation, l’ici et le maintenant de l’exposition s’en trouvent saisis.

Ce rapport à l’espace phénoménologique se trouve ainsi déployé pleinement dans ses installations « Sans titre » (2018) et « Sans titre (Partition) » (2018), où le territoire de l’exposition devient plateau de différentes saynettes situationnistes. L’artiste active ce terrain de jeu en plaçant et déplaçant les objets en temps réel d’exposition. La lisière refait alors surface comme un support. Lacan définit le seuil comme l’entre-deux qui assemble dedans et dehors au même endroit. Montrer l’espace scénique et ce qu’il y a derrière, dévoiler la scène de l’exposition et le travail dans son chantier, dont la forme finie n’est que l’étape d’un tout : le travail d’Aurélie Haberey tenterait de domestiquer ce qui n’est pas montré. La construction de ce décor devient celle d’un récit à venir par l’usage des lieux. Où l’on s’aperçoit que la relation entre l’espace d’exposition et l’œuvre peut favoriser des propagations nouvelles, en une migration du regard. Car l’œuvre interroge, enfin, le concept de pratiques amateurs, une pensée post-médium plaçant l’esthétique du do it yourself comme contrepoint à l’utopie tertiaire, créant du temps plus qu’un produit à valeur marchande. Fabriquée de matériaux plus ou moins précaires (rouleaux de carton, reflets de lumière, papier peint, photocopies et rhodoïds) assemblés, elle se positionne, à sa manière, dans la strie d’un Marcel Broodthaers ou de Fluxus.

Aurélie Haberey fait de nous les spectateurs d’un travail ouvert et sensible, dont la capillarité infinie ramène au centre la question du regard. Elle aménage, à chaque tentative de présentation, la scène passagère d’un geste créatif, théâtre d’une épiphanie.